Le journal du grand Maître de thé
par KOBORI Sojitsu,
treizième grand Maître de l’Ecole Enshu Sado
Le temps[Décembre 2013]
Lorsque le mois de décembre arrive, nous voyons le temps s’écouler très rapidement. Je crois que mes lecteurs partageront ce sentiment. Il est intéressant de noter que le temps de l’horloge et celui que nous ressentons ne sont pas tout-à-fait les mêmes.
Par exemple, dix secondes passeront comme un eclair s’il s’agit d’une course de 100 m. des Jeux olympiques. Mais si je garde mon silence pendant dix secondes dans un discours, celui-ci sera ressenti comme extrêmement long et il y aura des agitations ça et là. Dans le cas d’une nage libre de 100 m., tous les nageurs olympiques d’aujourd’hui parcourent cette distance en moins d’une minute. Pour les spectateurs, la fin de la compétition arrive trop vite. Savoir si les nageurs japonais figurent parmi les premiers ou non est aussi un instant de tension. Mais si l’on se recueille pendant une minute, ce sera ressenti comme très long. On peut donc dire que, pour l’humanité, le temps n’est pas absolu, mais relatif.
Si bien qu’à la fin de l’année, savoir si l’année qui va s’écouler était long ou court dépend largement des individus. Celui qui a passé une année enrichissante trouvera que celle-ci était courte. Au contraire, celui qui a eu des moments difficiles se dira que l’année était très longue. Dans notre vie, une rude épreuve, même si elle s’est vite passée, peut apparaître comme très longue. L’écoulement du temps est donc fonction du ressenti de chaque personne.
Dans l’univers de l’art du thé, nous accordons une grande importance aux actes qui se déroulent en un instant et à l’atomosphère créée de ces actes. Le battement entre l’entrée et la rentré des visiteurs, le silence observé dans l’attente de la dégustation du thé épais à la suite de cette rentrée, l’évolution de la cendre et des charbons de bois au fil du temps et l’intensité du frémissement de l’eau de la bouilloire, ce sont autant d’éléments qui rappellent cette conception qui prévaut dans l’univers de thé : considérer toute rencontre comme éphémère et unique, donc chère. Ainsi, la cérémonie du thé nous offre l’occasion de savourer la douceur de vivre à l’abri de la turbulence quotidienne.
Dernièrement, j’ai eu l’occasion d’assister à la présentation de la collection printemps-été 2014 du dessinateur de mode M. Jun Ashida. Certains de mes lecteurs savent peut-être que j’ai des contacts avec ce dessinateur japonais de renommée internationale.
Il y a un peu plus de vingt ans, je donnais des leçons de thé aux Ashida, lesquels étaient liés à mon père. A l’époque, le couple Ashida et la fille Tae – celle-ci déploie toute son activité aujourd’hui-, s’entraînaient à tour de rôle. Je me passerai bien de tous les détails de ces jours d’entraînement, mais la sensibilité de M. Ashida m’a réellement frappé.
Le commun des mortels s’attache trop souvent au respect des usages et des étapes de la préparation du thé. Mais M. Ashida, lui, s’intéressait d’abord au marouflage des kakemono et aux fleurs qui décoraient le tokonoma. Et il savourait par-dessus tout l’atomosphère qui régnait dans le selon de thé. Après les leçons, nous causions souvent dans le grand salon de sa maison. C’était un moment d’échanges très enrichissants où M. Ashida me donnait beaucoup d’enseignements sur la vie, ainsi, je n’étais plus le maître de M. Ashida, mais son élève. Depuis lors, j’ai l’honneur de le côtoyer même en dehors des entraînements à l’art de thé.
La présentation de la collection que j’ai évoquée tout-à-l’heure célébrait le cinquantenaire de la création de l’Atelier « Jun Ashida ». Outre la beauté des nouvelles créations, le fait qu’à la fin du défilé, M. Ashida et son épouse apparaissaient au devant de la scène les mains dans les mains pour tenir un bref discours de remerciements m’a vraiment impressionné. C’était la première fois que j’ai vu le couple Ashida dans cette intimité. La salle n’arrêtait pas d’applaudir. Je n’arrivais pas à retenir les larmes qui montaient aux yeux.